En Turquie, le mois de mai semble jouer un rôle spécial pour la question de l’avortement. C’était le 24 mai 1983 que la loi n°2827 légalisant l’avortement jusqu’à la 10e semaine de grossesse a été approuvée par le Conseil national de la sécurité, condition nécessaire pour pouvoir être publiée dans le Journal officiel. Le 25 mai 2012, le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan a remis en cause la pratique de l’avortement lors de la conférence régionale sur la population et développement organisée par l’ONU à Istanbul. Il a d’abord assimilé l’avortement au meurtre ; le lendemain, il le comparait à l’incident d’Uludere – au cours duquel 34 personnes sont décédées, victimes d’un bombardement par erreur de l’armée turque; voir notre édition du 30 décembre 2012). Après une réaction vigoureuse de la part de l’opinion (voir notre édition du 5 juin 2012), les travaux pour la modification de la loi se font désormais au sein du Ministère de la santé, loin de la portée du public. Le 24 mai prochain, on va « fêter » le 30e anniversaire de la loi de 1983. Le gouvernement va-t-il profiter de cette occasion pour expliciter son projet ?
Le débat sur l’avortement du printemps 2012 a été pour la majorité du public une invitation à s’intéresser à cette question qui n’a jamais été la priorité ni dans le débat public ni sur l’agenda des groupes féministes. Le paradoxe de l’avortement en Turquie se trouve dans la façon dont ce droit a été acquis. Il a été octroyé par une décision du gouvernement militaire après le coup d’État du 12 septembre 1980 et non par une mobilisation sociale comme dans les autres pays européens.
La loi a été soumise à l’Assemblée consultative – qui remplaçait le parlement élu entre le 27 octobre 1981 et le 4 décembre 1983, et dont 40 membres étaient choisis directement par le Conseil national de sécurité et 120 provenaient les provinces. Cette période correspond justement à l’époque de l’élaboration de la loi. L’absence de débat public en 1983 s’explique probablement en partie par le fait que le régime militaire supprimait toute voix d’opposition. D’autre part, elle est également due à la synergie des efforts de la coalition de fait qui s’est constituée entre fonctionnaires du Ministère de la santé, praticiens et universitaires, ainsi qu’à la presse, qui a joué un rôle important dans la préparation de l’opinion publique.
L’impact réel du coup d’État de 1980 sur cette législation reste un sujet de débat. Pourtant, déjà au début des années 1970 apparaissent des ouvrages académiques qui argumentent en faveur de la dépénalisation de l’avortement. Pour certains experts, notamment pour Arzu Köseli, qui a travaillé pendant vingt ans au Ministère de la santé, la légalisation n’aurait pas eu lieu sans le coup d’État. En revanche, Ayşe Akın, gynécologue et l’une des auteurs du projet de loi de 1983, confirme que l’initiative pour la loi de 1983 venait surtout des praticiens médicaux confrontés au quotidien à un nombre très élevé de victimes de l’avortement illégal. Pour Akın, il n’est pas juste de présenter l’avortement comme un projet de la junte militaire puisque ses cadres y étaient initialement opposés. Elle affirme qu’il fallait d’abord plaider auprès de ses membres. De plus, une fois leur soutien acquis, le sujet n’a pas été épargné des débats à l’Assemblée consultative.
Deux principaux arguments ont été déployés de la part des auteurs du projet de loi. Tout d’abord, la loi était considérée dans la continuité de la première loi sur la planification démographique datant de 1965. Les minutes parlementaires montrent que les préoccupations de croissance démographique persistent encore en 1983. Les partisans de la loi demandent que la démographie soit compatible avec le développement économique ; or, à leur sens, le pays ne saurait pas satisfaire les besoins d’une population grandissante.
Le second argument concernait les raisons de santé publique. En effet, l’augmentation du recours aux moyens contraceptifs légalisé par la première loi sur la planification démographique de 1965 n’a pas entraîné une diminution des taux d’avortement, au contraire. Pour 100 grossesses on comptait 7,6 avortements en 1963, 16,8 en 1978 et même 19 en 1983. Ses concepteurs conçoivent ainsi la loi de 1983 comme une deuxième loi sur la planification démographique destinée à rendre le planning familial accessible à la majorité des couples. Pour cela, la loi ne se limite pas à légaliser l’avortement avant la 10e semaine de grossesse (sous l’accord du mari). Elle autorise également les praticiens médicaux et les sages-femmes à insérer des dispositifs intra-utérins (stérilets). Si en 1979 on compte 25 000 victimes des avortements (sur un total de 500 000), avec le soutien d’État et l’effort des spécialistes et praticiens, le taux de mortalité maternelle a ainsi diminué à 2% au cours des années 1990
En 2012 quand la possibilité du recours à l’avortement est remise en question par le Premier ministre, le paysage en Turquie diffère sensiblement de celui du début des années 1980. D’abord, le Premier ministre incarne le renversement de la logique démographique. Pour lui, le taux de fertilité de 2,1 ne serait pas suffisant pour faire entrer la Turquie parmi les 10 économies les plus puissantes du monde. Ainsi la croissance démographique représente pour lui un atout et non un défi. De surcroît, depuis plusieurs années, Recep Tayyip Erdoğan incite les familles à avoir au moins 3 enfants. Ses propos sur l’avortement s’inscrivent dans une continuité discursive.
Du point de vue médical, le débat de 2012 a confirmé quel danger représente l’interdiction de l’avortement pour la santé publique. Une écrasante majorité des syndicats, des chambres médicales et des groupes des spécialistes ont à l’unisson soutenu le droit à l’avortement rappelant le taux de mortalité maternelle qui risquait d’augmenter si la pratique de l’avortement retournait à l’illégalité. Mais un acteur nouveau s’est imposé sur la scène publique : les groupes féministes qui ont recueilli un soutien important du public.
Si la légalisation de 1983 se faisait dans une Turquie où le mouvement féministe était seulement en voie de structuration, en 2012 le débat sur l’avortement permet la réunion des tous les courants qui se sont différenciés au cours des vingt dernières années. Le débat confirme la solidification du mouvement féministe en Turquie et sa capacité de mobilisation. Cependant, concernant l’avortement, le mouvement féministe se trouve dans une posture défensive. Comme l’affirme la médecin et activiste Filiz Ayla, les droits reproductifs attendent encore d’être inscrits sur l’agenda de ces mouvements.
Si pour certains, les propos du Premier ministre visaient surtout à détourner de l’actualité (remplacer l’incident d’Uludere avec un autre sujet de débat), il n’en reste pas moins que dans la pratique l’avortement est devenu moins accessible. Ceci est dû à l’augmentation d’une pression que les médecins ressentent dans leur entourage s’ils continuaient à faire les avortements. En souffrent surtout les femmes des milieux pauvres. Les travaux au sein du Ministère de la santé durent depuis presque un an maintenant ; le ministre Recep Akdağ a entre-temps été remplacé par Mehmet Müezzinoğlu, les activités du groupe l’Avortement est un droit (Kürtaj haktır) n’ont pas pu conserver l’intensité initiale, mais n’ont pas cessé complètement puisqu’on s’attend toujours à ce que le gouvernement annonce publiquement son projet de la nouvelle loi. Le 24 mai 2013, jour anniversaire à la portée symbolique en pourrait être une occasion.